vendredi 10 décembre 2010

Justesse de Flaubert avec Bertrand Vergely

" Dans Bouvard et pécuchet, Flaubert décèle le drame du monde moderne :
la culture et le progrès sont en train de tuer la pensée. Tout n'est pas intéressant, il faut avoir le courage de le dire. C'est ainsi que l'on se met à penser, c'est ainsi que l'on se met à aimer.
Les deux choses vont de pair : on aime quand on est capable de ne pas tout aimer; on pense quand on est capable de ne pas tout rationaliser. La modernité qui veut tout envisager comme un "phénomène culturel", en voyant là un progrès démocratique allant dans le sens de la tolérance, abêtit les esprits. Elle tue la pensée. qui aime tout n'aime rien. Qui trouve tout intéressant se désintéresse de tout. Qui met tout au même niveau n'a aucune considération pour les grandes choses et en a trop pour la médiocrité. Lucidité implacable de Nietzsche : la pensée est affaire de hiérarchie et non d'égalité des opinions et des idées. Il faut oser créer des hiérarchies de valeurs.
Quand Flaubert écrit "Bouvard et Pécuchet", l'année de sa mort en 1880, Auguste Comte est décédé depuis longtemps, mais le positivisme dont il est le père n'est pas mort. Au contraire, il est devenu l'idéologie officielle de la IIIè République. On croit dans la science, dans la technique, dans le progrès, dans la culture et dans l'Etat, en un mot, dans tout ce en quoi nous croyons encore aujourd'hui.
Et c'est là que réside le problème.
Le positivisme qui se propose de mettre fin au mythe est un mythe.
On y croit comme on a cru aux superstitions religieuses. On pense que la culture et la science vont changer le monde. Cette illusion s'explique.
Il est satisfaisant de penser que l'on est le premier à penser quelque chose et que, de ce fait, tout ce qui existait auparavant est enterré. C'est ce que l'on trouve chez Auguste Comte et ce qui est remarquable chez Bouvard et Pécuchet. Auguste Comte est persuadé d'en avoir fini avec le mythe grâce à la science, il n'aperçoit pas qu'il est en train d'installer un nouveau mythe. Bouvard et Pécuchet sont persuadés de participer à la nouveauté, ils ne se rendent pas compte qu'ils font preuve de l'attitude la plus primitive qui soit. On est toujours bête quand on se croit plus intelligent que les autres."
Bertrand Vergely
Retour à l'émerveillement
Albin Michel

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